Jean-Claude Villain est nouvelliste, essayiste, chroniqueur, critique littéraire, auteur de livres d’artistes, traducteur et collaborateur à plusieurs revues d’art et de littérature. Mais il est avant tout poète, poète dans son âme et dans son rapport quotidien au monde des êtres et des choses.
Fort nombreux sont ses recueils au lyrisme particulier, court, discret comme sa personne et qu’il a publiés souvent en France. En voici quelques titres qui mettent l’eau à la bouche : «Au creux de l’oreille», «Parole pour un silence prochain», «Terres étreintes», «Du gel sur les mains», «Le soleil au plus près», «Du côté des terres», «Face à la mer», «Fragments du fleuve asséché», «Dix stèles et une brisées en un jardin», «Le pays d’où je viens s’appelle amour», etc. La poésie lui est solidement arrimée au cœur et dirige ses pas vers l’humain et l’universel. Et il semble bien que c’est d’abord elle qui l’ait fait un jour venir, rêveur, du département du Var, en France, à ce promontoire surplombant la Méditerranée et sur lequel se perche merveilleusement Sidi Bou Saïd. Ce village pittoresque, mythique, de la banlieue nord-est de la capitale tunisienne dont la grâce, toute naturelle, toute poétique, le réconcilia davantage avec sa puissante vocation apollinienne et le décida à y acquérir une petite «maison de poète», comme il aime à l’appeler, une maison blanche et bleue tendant à la verticalité d’une tour souveraine, parce que plutôt étroite et très haute, avec une terrasse qui ouvre sur la baie de Tunis, jouxtant l’un de ces vieux marabouts qui «veillent» jour et nuit sur cette colline de lumière et de magie. C’est là que Jean-Claude Villain «prend régulièrement, écrit-il quelque part, ses quartiers de poète, et plus simplement d’homme méditerranéen, mais en s’y tenant anonyme, réservé», à l’écart des faux-semblants, des fanfares et du tintamarre. Et quand il rentre en France ou voyage avec ses livres et traductions, quand il va à Ramallah se recueillir sur la tombe de Mahmoud Darwich qu’il avait rencontré plusieurs fois avant sa mort en 2008, ou quand il se rend en Égypte, chez son vieil ami l’écrivain Mohamed Afifi Matar, maintenant éteint, Sidi Bou Saïd lui manque terriblement. C’est que, étrangement, il se sent maintenant comme en exil dans sa patrie natale et tout à fait chez lui dans son pays d’adoption, la Tunisie, où il se retrouve sans préjugés, sereinement installé dans la fraternité vive et le partage avec les gens simples et les poètes qui passent ou qui élisent domicile en haut de cette colline légendaire. Sur ce fabuleux Sidi Bou Saïd qu’il porte au cœur, il a l’air de tout savoir : l’histoire, les noms des rues pavées, les étrangers venus de loin qui les ont habitées en écrivains ou en artistes, provisoirement ou pour toujours, André Gide, Michel Foucault, Boschère, Tania Matthews, Lorand Gaspar, Pilinsky, la Tunisienne de France, Colette Fellous, et bien d’autres, les demeures des Saints aux vieilles portes peintes en vert-bouteille, le grand figuier paisible au centre de Sidi Bou Farès, l’assez beau livre publié il y a seulement 3 mois sur ce village par le galeriste Aly Cherif et préfacé par son «frère en poésie» Moncef Ghachem, le silence de l’aube, le chant du muezzin du haut de la mosquée Abu Saïd al-Beji, le café des nattes, le café des délices, le cimetière au sommet de Djebel Mannar où il aime se promener et où «il aurait rêvé passer l’éternité», la mer «si vivante, si vibrante, si vraie, qui bat en bas et sous l’écume de laquelle il veut être enterré».
De la visite brève mais intense que lui avait rendue dans sa «thébaïde» heureuse, il y a maintenant 8 ans (le 23 avril 2014), son amie, l’éminente professeur de la Sorbonne, feue Joëlle Gardes Tamine, poète et romancière à ses heures, il garde encore un souvenir ému : le souvenir d’elle d’abord qui avait promis d’y revenir mais qui n’était jamais revenue parce qu’elle s’est éteinte 3 ans plus tard et le souvenir ensuite de son ancien doctorant à elle, le brillant chercheur et traducteur tunisien, Nebil Radhouane, qui l’avait accompagnée à ce village et dont le Destin a décidé qu’il aille la rejoindre au ciel juste deux années après sa mort, succombant à la même maladie insidieuse et fatale que leur passion commune pour Saint-John Perse n’avait jamais prévue : «(…) plaisir simple d’un instant partagé, de quelques mots échangés, et cette beauté si particulière dans l’évidence généreuse de ses grâces que, joyeuse, naïve, sans calcul, la Tunisie continue d’offrir (…) Mon cœur est serein, et même joyeux au souvenir de ce moment de vie capté dans le fil des jours, joyeux de la poésie et de l’amitié partagées…» (Cf- «Image, Rythme, Traduction. Mélanges offerts à la mémoire de Nebil Radhouane», dir. R. Bourkhis, Paris, L’Harmattan, 2020, pp. 27-29). Entretien.
Vous avez beaucoup écrit et publié : des poèmes, des essais, des livres d’artiste, des traductions, etc. Votre œuvre a beaucoup voyagé en Tunisie et au Maghreb, au Proche Orient, en Italie, au Canada, en Europe centrale, en Grèce, en Lituanie, en Chine, tous ces pays où vous êtes traduit. Comment jugez-vous votre parcours, votre expérience poétique ?
Avec le recul d’aujourd’hui, je qualifierais mon expérience poétique avant tout comme une pratique de la rencontre. Rencontre avec moi-même dans la poursuite du fameux «Connais-toi toi-même» antique, et rencontre avec le monde, qu’il soit celui de la nature, du cosmos, ou de l’humanité, elle-même si complexe et tourmentée. Le philosophe français, Gaston Bachelard, dont l’œuvre est pour partie éminemment «poétique», présentait la poésie comme un moyen de connaissance à l’égal de la science. En effet, rencontres et connaissance, voilà pour moi avant tout la poésie. C’est en cela, selon l’exemple sublime d’Arthur Rimbaud, vouloir se faire «voyant». Être poète est sans cesse, de plus en plus, voir. Il en découle une lucidité que René Char considérait comme «la blessure la plus rapprochée du soleil». Voilà ce que m’a apporté l’expérience poétique conduite durant des décennies : une lucidité tourmentée, s’exerçant cependant à une sérénité joyeuse, celle qui place sur les lèvres le sourire du Tao.
Si je devais détailler davantage, je pourrais expliquer comment mon parcours s’est d’abord constitué de façon géopoétique (comme dit Kenneth White) dans la quête du vaste monde, autant géographique que mythique. La Grèce, le Maghreb, (la Tunisie en particulier), la Méditerranée ont joué un rôle premier. Celui-ci a trouvé son incarnation dans ma vie à Sidi Bou Saïd où je suis venu la première fois dans les années 1980 près de Lorand Gaspar qui m’a présenté Moncef Ghachem, devenu, lui, un frère en poésie. Dans ce village blanc et bleu que j’aime tant, des soufis, des peintres et des poètes, et qui me rappelle les îles grecques, j’ai cru avoir trouvé mon Ithaque. Pourtant ces dernières années, des séjours longs et nombreux en Extrême-Orient, au Japon surtout, m’ont apporté, avec l’expérience du sublime, ce que je considère désormais comme mon aboutissement poétique. Il en résulte une expérience quasi mystique du retrait, de la rétention, du silence.
Vous êtes foncièrement poète. Qu’est-ce que la poésie pour vous : une forme, une fabrication verbale, un artisanat ou un sens, une philosophie, une vision du monde ?
En préambule à ma réponse à votre vaste question, j’indiquerais d’abord deux choses. La première est la difficulté à parler de la poésie par le langage courant car je considère que les poètes devraient d’abord parler poétiquement, cela autant pour rester fidèles à eux-mêmes qu’à la poésie qui ne doit pas cesser de les porter : je veux dire préserver toujours cette qualité originale de langage qu’est la poésie. La poésie est pour les poètes une langue en elle-même, quelle que soit la langue nationale dans laquelle elle s’exprime, langue parmi les autres langues. Bien entendu, les professeurs, les critiques, les journalistes, les animateurs, ne se privent pas de parler au sujet de, ou autour de, la poésie. Mais c’est autre chose. Lorsque moi-même, en tant que critique, littéraire ou en arts plastiques, j’ai écrit sur les œuvres, je me suis toujours tenu du côté de la poésie : position singulière et langage original. Cela constitue une démarche particulière qui m’est reconnue.
Seconde précision : la poésie s’étend à de nombreuses pratiques. La poésie n’est pas présente seulement dans la poésie verbale. Il y a certes une poésie qui use de mots : écrite, lue et récitée ; mais il y a une autre poésie, inscrite dans d’autres arts, autres pratiques et formes de sensibilité, tels la musique, la peinture. La poésie est elle-même particulièrement proche de ces arts majeurs, s’y confond parfois comme par exemple en Chine, où la poésie devient «plastique» par la calligraphie. Le poète Paul Eluard appelait ses amis du Bateau-Lavoir, Picasso entre autres, ses «frères voyants» et Juan Miro disait ne faire «aucune différence entre la peinture et la poésie»… réalisant même ce qu’il appelait des «tableaux-poèmes».
Pourquoi en fait écrivez-vous de la poésie ?
J’écris de la poésie depuis quarante ans «pour mieux vivre» selon la réponse célèbre de Saint-John Perse, mais avant tout parce qu’elle m’aide à me sentir libre, libre en tant qu’être qui sent et qui pense. Libre aussi comme citoyen, citoyen de mon pays, la France, mais tout autant comme citoyen de la terre entière, donc solidaire de nombreux peuples. Je le répète, selon moi écrire de la poésie est une façon de me tenir libre. Aussi est-ce une calamité de voir que dans les pays occidentaux, si peu de personnes lisent des livres de poésie ; elles ont perdu ce que j’appellerais l’esprit de poésie. Rester libre signifie aussi résister. Résister contre ce qui nous rend anonymes dans une pauvre société exsanguë, matérialisée, et divertie à l’extrême. Oui, pauvre : en esprit, en sensibilité, en âme.
Selon vous, quel rôle peut encore jouer la poésie par ces temps de mondialisation, de capitalisme international féroce, de dictature de l’image et de cette «machinerie féroce du moderne» pour employer la métaphore de Lionel Ray ?
En réalité, les pouvoirs sont de plus en plus puissants et les êtres humains de plus en plus démunis face à eux. Je parle de tous les pouvoirs : politique, économique, idéologique, religieux, culturel, médiatique, familial même. Le rôle de la poésie n’est pas de prendre elle-même le pouvoir, mais d’aider les êtres humains à survive en âme, en sensibilité, en émotions, dans une société devenue monstrueusement puissante et matérialiste. Survivre signifie emplir l’espace devenu vide, c’est-à-dire préserver la capacité de sentir, de rêver, de partager, d’imaginer, de désirer d’autres choses que matérielles, d’offrir, de donner et recevoir, de se sentir heureux non seulement par la consommation de biens matériels et de loisirs, mais aussi en exprimant nos talents, si profondément humains qu’ils signent l’homme universel tout entier. Préférentiellement, les artistes authentiques savent cela et s’y tiennent, mais aussi les gens simples, qu’habite encore une disponibilité d’esprit et une sensibilité. Elles les portent à la conscience aiguisée, à l’empathie, à la solidarité et au ravissement. C’est là où la poésie intervient : elle se doit de présenter une autre face de la réalité : reliée à la beauté et à l’amour.
La poésie a-t-elle de l’avenir, d’après vous ?
Oui, mais une question demeure : comment la modernité de la poésie peut accomplir, au temps présent, les objectifs que je viens d’énoncer ? En effet, par le passé, la poésie paraissait plus immédiatement reliée aux réalités sociales qu’elle ne semble l’être aujourd’hui. Explorer cette vaste question est un travail décisif à accomplir afin d’assumer le rôle principal que la poésie doit tenir. L’avenir de la poésie ne me semble pas compromis cependant. Des formes nouvelles sont nées, de la performance au rap, au slam. Sans aucun pédantisme (hélas présent dans certains milieux «cultivés»), je regarde quant à moi ces formes contemporaines comme une explosion nouvelle de créativité non exclusive. Certains slameurs ou rappeurs ont bien lu les «grands poètes» et s’en revendiquent (Rimbaud souvent en tête). Ils en ont tiré une sève pour leur pratique. J’ai une fois entendu «rappé» un poème de Léopold Sédar Senghor et c’était magnifique. Ces nouveautés de la poésie vivante n’excluent pas la survivance de formes traditionnelles (même si je suis porté à penser que la versification classique, qui a prévalu exclusivement jusqu’au XIXe siècle, est désormais surannée). Le haïku par exemple connaît un grand renouveau en écriture contemporaine, de même que le sonnet… Bref, comme en tout, une modernité oui, un avenir oui, des innovations, des audaces, mais non pas sans mémoire, sans références, sans racines. Tradition et modernité alliées: c’est en poésie, comme en tout, la grande équation.
R.B.
(A suivre)
*Retrouvez l’interview dans son intégralité sur notre site : lapresse.tn/culture